Textes

Les compositions de Marion Tivital sont pour le moins énigmatiques. Des intrigues en soi, pourrait-on dire. Les paysages quelque peu taciturnes n’indiquent pas vraiment s’ils sont inspirés de lieux réels ou s’ils sont le fruit de l’imagination. Les structures industrielles, les édifices compacts et parallélépipédiques, les habitations sommaires, paraissent désertés, voués à eux-mêmes. On n’y perçoit, d’ailleurs, ni fenêtre, ni ouverture, comme s’ils avaient décidé de soustraire aux yeux du monde la réalité de leurs entrailles. 

Des intrigues visuelles, en effet, car les atmosphères silencieuses sollicitent un sentiment de stase ou d’engourdissement, une sorte de ralentissement du regard propice à la contemplation, mais aussi à la spéculation. Si le temps paraît figé, indéfini, car saisi de forces qui se contractent à mesure qu’elles se dilatent, aussi ce temps enclenche-t-il une conscience de l’inexplicable ; ces bâtisses qui miroitent des étendues nordiques ne semblent pas être à leur place. Ces ciels, chargés de nuages sourds, noircis par des nuits imminentes, possèdent parfois le caractère de ce qui est irréel, peut-être même quelque chose de fantomatique, comme un ordre invisible qui habillerait le monde de sa présence diaphane.

Des interrogations, sans doute, mais surtout une impression globale. Celle qu’induit le fait de se mesurer à des univers irrésolus où le bon sens et la logique sont susceptibles de faire défaut. Celle également qui consiste à fusionner un langage éminemment tangible à des réalités immatérielles. Or, on dit de l’inquiétante étrangeté qu’elle se manifeste lorsqu’un sujet se heurte à des situations qu’il croit reconnaître, sans parvenir, pour autant, à les qualifier. À l’échelle de la peinture de Marion Tivital, si l’on peut parler d’inquiétante étrangeté, vraisemblablement est-ce à travers le basculement subreptice qui s’accomplit entre, d’un côté, des physionomies pleines, coutumières, peut-être même rassurantes – à l’image de ces formes géométriques qui s’empilent comme des jeux d’enfants, ou de ces architectures qui s’érigent en abris désinvoltes face à la nature – et, de l’autre, un abrègement des aspérités du réel, de ses détails, de manière à ce que nulle identification ne puisse avoir lieu. 

Un sentiment de quiétude s’associe donc à celui d’égarement. Peut-être est-il soutenu, autrement, par la prépondérance des volumes et des découpages géométriques. De telles figures, en effet, en plus d’être favorables, dans les peintures de Marion Tivital, à des ombrages indolents, sont aussi porteuses de mystère et de rêveries de toutes sortes, ne serait-ce qu’en raison de leur potentiel symbolique, philosophique ou mathématique. Aussi, l’absolu recul de la figure humaine, dans la majorité des compositions, résonne-t-il avec la série des portraits silencieux ; les visages, sereins et dormants, réitèrent la part d’étrangeté entrevue dans les structures inhabitées. Les songes qu’on leur prête s’agrègent inévitablement aux réalités dissimulées derrière les cloisons des édifices. On comprend alors que la prétendue inertie que suggèrent les architectures et les paysages alanguis par les nuits hivernales, masque en réalité un surcroît de sens, un vitalisme, une effervescence, car celui qui a les yeux clos n’est pas forcément celui qui se fige. Au contraire, il est peut-être le plus voyageur d’entre tous, en renvoyant à des mondes intérieurs foisonnants et volubiles, ouvrant d’innombrables possibles, de façon à dire que le réel ne se livre pas toujours d’un seul tenant. 

Julien Verhaeghe


de quelques propriétés du concept
nous pensons au séjour provisoire d’objets idéels en des lieux qui les protègent des
reconfigurations incessantes de notre paysage mental.
mouvement
: vanité.
l’objet reconnaît ma course dans l’ombre du temps.
discontinuité et translation.
[peu de chose bouleverse notre campagne, tu sais…
une tristesse verte inonde même les hautes plaines où je poursuis son errance
quand
l’éclaircie la plus discrète instruit les champs que j’autorise]
l’objet n’a pas de visage
une autre propriété semble se dérober à mon orientation
voilà
je retrouve la beauté à chaque rencontre
pour une nouvelle révélation actualisée.
un changement de lieu imperceptible
l’objet se trouvait là, il se trouve ici, il se trouvera là, sans moi.
c’est un fait d’estime privée.
comme une empreinte dans la neige,
un jour civil derrière une aube nouvelle,
ou un os que les cendres d’un feu de bois auront délaissé,
: une postposition autosuffisante instruit la nostalgie du séjour de l’objet.
comme peindre l’eau d’une piscine d’hiver
une eau qui lave les mots de toutes les utopies régressives
mais nulle inquiétude : on saura déjouer la répression sournoise
dont le désir
(à l’oeuvre pour l’idée)
juge la raison.
et la nature du cargo garantit à présent une aventure univoque.
et tout transfuge prévient la critique brutale des réponses que j’attends.
ainsi l’intuition ricoche encore contre un nuage sans argument et nous rêvons bien à la peau rose
et bleue d’un objet réfugié dans le tableau parfois aussi.
une matière souple constitue la forme sans figure de son idée.

une peau rose ou bleue.
jamais ne saurai.

Fabrice Magniez


Les usines ont une mystérieuse présence.
Ce sont des puissances immobiles, épurées et silencieuses qui ont perdu leur fonction usuelle pour devenir ces géants ignorés qui habitent nos paysages.

Pour certains, qui les regardent distraitement, ce sont des ustensiles laids, artificiels, égarés par erreur dans la nature.
Pourtant à force de cohabitation, ces hangars , à l’insu de l’homme , se sont intégrés dans le paysage.
Ils sont parfois parvenus à un équilibre enraciné dans la pénombre, un précaire compromis avec la terre et le ciel.
Cet équilibre entre ces antagonismes nous communique une impression de paix et de tempérance.
Cette force qui habite les formes, l’énergie calme , la plastique de leurs structures presqu’abstraites, me fascinent et me donnent envie d’écouter leur langue ténébreuse.

Il s’en dégage une beauté, une unité visible et sensible, hors du temps.
Leurs masses géometriques brouillent les valeurs qui distinguaient le proche du lointain, à l’endroit où le ciel et la terre se touche.
Malgré la discordance des éléments, se crée sous nos yeux qui ne savent pas voir un espace plein, alliant incertitude et géométrie.
De ses témoins d’un passé glorieux du monde du travail, se dégage une mélancolie qui me parle d’absence.
Ces lieux désertés par les humains mais qui en portent leur trace, j’ai envie de les ressentir par ma peinture.
Je souhaite absorber cet invisible qui affleure la surface, démêler ces lignes énigmatiques , entrer dans l’intimité de cette harmonie.
La beauté peut se trouver là où elle n’est pas évidente, et c’est un bonheur que de trouver dans l’ombre la lueur qui modele tout.

Le paysage industriel n’est pas réductible aux apparences.
Par mon affection paysagère j’aimerai soulever le voile de la fausse monotonie de ces paysages banals et ancrés dans notre quotidien.


Marion TIVITAL

L’artiste nous plonge dans le posthumain. Aucune trace de vie dans ses paysages. Tout est à l’arrêt. Et pourtant ces peintures exercent une certaine fascination. Cela pourrait être terriblement inquiétant, car on ne sait absolument rien de ce qui a pu se passer. Tout est à l’abandon,mais pas du tout en délabrement. Tout est debout, calme, paisible, tranquille.Tout est anonyme bien que l’on sache que ces paysages participent de notre environnement courant.Ce n’est pas de là que provient l’impression d’étrangeté.Des détails ont été effacés, inutiles peut être aux yeux de l’artiste, la française Marion Tivital qui expose pour la première fois à Bruxelles. A une ou deux exceptions près, les demeures, les usines, les bâtiments ne possèdent ni porte, ni fenêtre. Ce sont des cubes, des parallélépipèdes, souvent blancs, neutres, parfois rouges, aux lignes sommaires. Tout est lisse, la géométrie s’impose dans la sagesse, dans la régularité formelle. Et dans le silence énigmatique, troublant mais pas vraiment pesant.
Une étrangeté mystérieuse.

Appliquée, la peinture se fait également discrète. Baignée dans un très léger brouillard qui égalise les choses, les synthétise, les réduit à des données essentielles, cette peinture possède les qualités d’un style basé sur la figuration de réserve qui paradoxalement engendre l’inquiétude. Les tonalités de la nature sont saisies entre chien et loup, dans une semi clarté, entre ombre et lumière tamisée. Une manière d’accentuer les contrastes et d’instaurer une certaine incertitude qui s’ajoute à l’impression d’étrangeté voire d’absurdité laissée par quelques motifs. Quelque part un escalier débouche sur le vide. Ailleurs une maison se retrouve sur le flan, partiellement enfoncée dans ce qui paraît être de l’eau.

Ailleurs encore, des buildings, face aux falaises abruptes, sont plantés dans la mer.Que s’est-il passé, nul ne le sait. L’artiste nous propose seulement un constat d’abandon. Le mystère plane.

Malgré cette ambiance lourde dès lors que l’on peut soupçonner une tragédie qui a éradiqué toute vie, Marion Tivital confère à ces paysages devenus désertiques une étrange et mélancolique beauté. Le traitement tout en douceur des matières, la ‘pastellisation’ des couleurs, l’aspect nébuleux, les reliefs érodés, conduisent à une sorte de sublimation obscure de ces lieux que l’on observe avec respect et même une certaine tendresse. Ces peintures sont comme des hommages à un monde perdu. Le nôtre. L’artiste, par le biais de cette finitude annoncée de ce que l’on a patiemment construit, évoque peut être les dangers qui nous menacent par nos imprudences et nos comportements irrespectueux vis à vis de la planète. Ce monde là serait il mort étouffé par les gaz à effet de serre et noyé par la montée des eaux? D’autres radiations, chimiques et meurtrières, auraient elles eu raison de la vie ?

Finalement, dans cet univers calme et silencieux, l’invitation au recueillement l’emporte sur la peur de l’absence. Car on sait, quoi qu’il se soit passé, que ces paysages désolés,muets, à la dérive, ont été habités.

Claude Lorent, Le silence des paysages déshumanisés, la libre Belgique


M a r i o n T i v i t a l
a r t & a l c h i m i e

Voilà une oeuvre d’une singularité rare. Pour l’écrire sommairement, affectivement, d’une première incursion dans les galeries virtuelles de Tivital, je sors épaté. Sujet à un charme. Enchanté. Et cet enchantement persiste, s’intensifie lorsque j’y reviens, lorsque je m’attarde. Tivital crée l’improbable et fascinante intersection entre hyperréalisme et poésie. (Je pensais à une interprétation très originale et singulière du réalisme magique). Et le prodige tient. Il est extrêmement fécond. Il crée une dimension étrange et hypnotique dans laquelle les choses sont à la fois ce qu’elles sont et tout à fait autre chose, des essences, des esprits d’objets, des lieux sujets à une hantise, élevé à la condition d’étrangeté par une espèce de solitude chaude et froide. Oui, commençons ainsi. Les objets, les caravanes, les édifices de Tivital sont froids, lointains, précis, propres et abandonnés, seuls. Mais ils exhalent aussi quelque chose, une spiritualité inconcevable et saisissante, des ectoplasmes étranges, des vapeurs et des parfums. Un fifrelin d’âme volette à leurs contours. Une présence, une onde infime, une émanation, le début de quelque chose s’esquissent dans la solitude immobile. Ces objets inanimés émettent, rayonnent. Ils sont autre chose que des objets usuels, autre chose que des plastiques inertes. Autre chose que des bibelots industriels, l’art les assoit dans la dignité de la nature morte, une nature morte dans laquelle un pouls léger est perçu. Ces babioles utilitaires, interprétées par l’artiste, acquièrent une dimension esthétique, le plastique accède à la plastique. Ceci ne signifie pas que le plastique ait une grâce, une autonomie vertigineuse. Je veux dire que le prodige appartient tout entier à l’artiste qui fait naître une effarante parenté entre ces fûts et récipients industriels et les vases antiques, les cruches anciennes ou les objets ornementaux des natures mortes.

L’intervention de l’artiste est cause d’un vertige : l’utilitaire, le banal, l’ordinaire, l’inerte dépassent leur condition pour entrer dans une sorte de musée scandaleux (c’est une formidable hérésie de conjoindre le trivial et l’artistique, de permettre au premier d’atteindre le second) et fascinant. Ou bien n’est-ce pas plus tôt, chez Tivital, le sacré du geste artistique qui est magnifiquement célébré ? L’objet n’est rien. Mais c’est ici l’objet vu, rendu, revisité, interrogé par l’artiste. Le regard que l’artiste porte sur l’objet est le ferment sublime de l’art. C’est la vision de l’artiste, le fruit même de sa vision qui crée et fonde l’art. L’artiste inscrit dans sa vision l’étonnement ou le charme que l’objet, sa forme, sa singularité, sa beauté accidentelle, ses lignes, son étrangeté provoquent en elle. Mais l’artiste aussi met en scène les objets, elle les invite sur la scène poétique de son art, elle les dirige comme un metteur en scène conduit ses comédiens. Elle compose aussi, dispose, place, rêve comme un architecte libre. L’oeuvre témoigne de la façon dont l’objet, dans la perception poétique que l’artiste en a, acquiert une autonomie, se dégage de sa fonction et opère une magie, l’objet devient une sorte de scénario, le début d’une histoire, un poème, une ambiance, une émotion. Le lieu, l’édifice, le site industriel deviennent une énigme, une embarcation en route sur la ligne de l’horizon, l’usine est un steamer, les choses se découvrent des fantômes, des échos, des légendes … Ce site industriel présente une inédite ressemblance avec un chapiteau circassien entouré de ses caravanes… Ce qui fonde la dignité du sujet, sa puissance de captation, c’est le regard de l’artiste. Et il n’est pas innocent que Tivital fasse jaillir la poésie visuelle à travers la représentation de bibelots, d’objets courants ou de sites industriels. L’artiste peut transmuer le plastique en objet d’art, la caravane en sujet époustouflant, l’usine en vaisseau fantôme. Et cette démarche, je la vois aussi assez bien comme une variation subtile et passionnante de cette mission que Baudelaire impartit au poète : changer la boue en or. De chaque chose, extraire la quintessence. L’inventer peut-être. Replacer l’artiste devant son devoir d'(al)chimiste et d’âme sainte. « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Tivital, l’alchimiste picturale, crée de l’extraordinaire, du beau, de l’insolite, de l’envoûtant, du fantastique avec des matériaux communs. Elle réenchante notre monde.

Denys Louis Colaux


Mystérieuses présences

Les friches industrielles et les usines désaffectées sont, pour Marion Tivital, de mystérieuses présences immobiles et muettes. Oubliant leur fonction première, vidées de toute présence humaine, elles semblent se réintégrer dans le paysage et elles acquièrent ainsi une fascinante intemporalité.

« L’énergie et la force sereine qui les habitent, la plastique de leurs structures presque abstraites, donnent envie d’écouter leur langue ténébreuse » dit l’artiste.

Cette langue parle d’absence et de mélancolie, mais aussi d’harmonie et de sérénité retrouvées. Et c’est le silence même de ces lieux de mémoire, puissamment chargés d’humanité, qui devient sujet plastique et objet d’infinies rêveries.

Pierre Souchaud


Au loin , sur la ligne de demarcation entre le ciel et la terre, emergent des silos,des cuves,des éoliennes, des hangars. Tout autour l industrie semble avoir fait place nette.Pas âme qui vive, pas une silhouette à l horizon.Un panache de fumée sortant des hautes cheminées d usine trahit la presence des hommes et l activité incessante des lieux.

Là-bas, au Coeur de ces formes évanescentes, on perçoit toute une activité économique, des sites tournent à plein rendement, sous le calme apparent un processus bruyant de fabrication, de transformation, fait vivre les hommmes. Mais du pont de vue du spectateur, c’est le silence qui monte et affleure sur la toile, une sorte d’harmonie graphique augmentée sans doute par une touche tout en douceur, délicate.
Par ces visions panoramiques d’un monde éminament moderne, Marion Tivital renouvelle le genre du paysage, à la maniere d’un photographe tel que Jürgen Nefzger. Elle réussit ce tour de force par l’entremise d’une peinture soignée, aux tons presque monochromes,où le support bois qu’elle utilise ajoute l’impréssion de sérénité. L’enjeu esthétique est de taille, et l’artiste parvient pleinement à intégrer dans son oeuvre les silhouettes massives de l’industrie et à leur donner en quelque sorte droit de cité dans l art d’aujourd’hui.Tout cela sans en rajouter plus que de mesure, tout en finesse.

Ludovic Duhamel (Miroir de l’art)


«C’est un grand terrain de nulle part…» Comme Bashung, la peintre Marion Tivital (49 ans, vivant à Paris), parcourt, mais des yeux, ces no man’s land contemporains, ces sites industriels qui, vus sous un certain angle et à une certaine distance, ressemblent à des legos. Elle apprécie en particulier les ports industriels, les docks, les containers, les palettes, les raffineries, les déchetteries, les usines modernes… Elle en fait des pochades ou des croquis sur place, prend des photographies, puis «travaille à l’atelier en reprenant plusieurs fois ses toiles, en passant une multitudes de couches de peinture, en simplifiant le motif pour en retirer l’essentiel, en gommant ses aspects utilitaires et durs». Et ce parfois jusqu’à l’abstraction : toute une partie très touchante de l’exposition représente des espaces industriels vidés de toute présence humaine, réduits à quelques parallélépipèdes de couleurs aux lignes flottantes plongés dans des camaïeux de gris. Fantômes tremblants, émouvants et un peu inquiétants. «J’aime bien peindre des choses ingrates », ajoute l’artiste, « et dénicher la beauté là où elle n’est pas évidente. J’éprouve un plaisir sensuel à peindre cela, à m’employer aussi à composer des masses, des plans… Les lumières grises sont aussi très importantes». Les œuvres de Marion Tivital sont simples, lourdes de mystère, silencieuses, un brin mélancoliques. L’artiste parvient à y faire se rencontrer préoccupations plastiques et formelles et sensations ambivalentes vis-à-vis de ces paysages à la fois inhumains et sidérants.

Jean-Emmanuel Denave


Marion Tivital présente à la galerie Souchaud d’étonnants « paysages industriels ». Mystérieusement attirée par les friches et les usines, l’artiste croque ou photographie des docks, des raffineries, des déchetteries. Par la suite, dans son atelier, elle compose de petites toiles vidées de toute présence humaine, simplifiant la représentation des bâtiments ou des containers, jusqu’à n’en garder que des formes géométriques quasiment abstraites, parallélépipèdes de couleurs baignant dans une inquiétante lumière grise.
«L’énergie et la force sereine qui les habitent, la plastique de leurs structures presque abstraites, donnent envie d’écouter leur langue ténébreuse » écrit Marion Tivital. Et, devant ses œuvres, le spectateur oscille en effet entre la fascination pour ces constructions industrielles et l’angoisse due à leur aspect fantomatique et déshumanisé.

Fabien Giacomelli


Marion Tivital ou les envoûtements de l’étendue


Dans sa création enchantée, dans les paysages d’une modernité enfin habitable, Marion Tivital fait respirer l’étendue. A coups de fabuleux vertiges d’espace. A coups retenus de formes adoucies, et de chromatique assourdie et délicate. De mystères latents et d’insaisissables surgissements. On voit au loin, au bord de l’horizon, des blocs d’architecture industrielle, déserts et désertés. Rien ne se passe plus. Tout est passé au profond. Tous les dehors aigus du monde ont disparu. Profondeur enfoncée dans la profondeur…. L’univers subtil de Marion Tivital prend sa source dans les marques souterraines du dedans. Et dans l’ivresse éternisée de l’immobile, nature et industrie fusionnées vivent les secrets de l’impossible plénitude.

Parfois, une vide bouteille, fenêtre sur brume, incarne une présence sans contenu, et s’habille de silence et d’humanité. Une autre sait faire apparition. Une foule infime s’éveille. L’outre-vie a pris corps dans ce somptueux théâtre de l’indicible. Des êtres de plastique deviennent ainsi le centre du monde, si fragiles et si ténus que des regards ne pourraient les traverser. De la hutte archaïque à la frêle bouteille, de la passerelle élancée à l’implacable silo, infinies sont les métamorphoses en pays-peinture.

Dans cet insondable infini, les bâtisses de la modernité font demeure innombrable. Apprivoisées, elles ont franchi le cap de l’horreur et de la monstration, elles offrent leur abandon… En arrière-fond, la trame secrète d’un drame enfoui dans l’étrange harmonie d’une œuvre énigmatique, piégée et décalée. Dans les univers effondrés du déjà vécu, l’humanité n’apparaît plus qu’en signes délaissés. Dans ces tombeaux d’espace ultime, les bâtiments d’industrie et les flacons discrets ont appris à vivre seuls. La terre a perdu l’homme…
Marion Tivital ignore la violence pulsionnelle, gestuelle et chromatique, qui répond durement aux surfaces fabriquées des écrans contemporains. Elle ose la sensibilité la plus vive et la plus rare. Elle laisse sourdre les mesures exactes d’un monde qui n’existe pas, qui n’a jamais existé et qui n’existera jamais. Enigme de l’étendue qui s’étend sans limite. Tout est là, et en même temps, tout a eu lieu. Fusion de l’espace et du temps, de la peinture et de l’affect intime. Le temps de ces étendues envoûtées est temps d’oubli, suspendu, sans pesanteur et hors durée. Empreintes-étreintes du temps.

Marion Tivital voile de souterraine mélancolie les affres de la réalité, les blessures des apparences et les masses cruelles des industrieuses architectures. La brutalité colorée, comme le sang, s’est retirée. Dans l’effacement des plaies mondaines, elle enregistre une lente gestation d’univers, une possible espérance.

Christian Noorbergen